
Le tourisme national a connu un tournant décisif depuis la pandémie de Covid-19, avec un regain d’intérêt des Sénégalais pour la découverte de leur propre territoire. Mais malgré ce dynamisme, le tourisme interne peine à décoller pleinement, freiné par des obstacles majeurs : transport, accessibilité, coût de l’offre, culture touristique encore balbutiante. Dans cet entretien, Adama Ndiaye, Directeur général de l’Agence sénégalaise de promotion touristique (Aspt), revient sur les enjeux, les initiatives en cours et les leviers à actionner pour faire du tourisme un véritable moteur de développement territorial au Sénégal.
Que fait l’Aspt pour promouvoir le tourisme interne au Sénégal ?
Merci de me permettre d’aborder un point très important au- jourd’hui : la promotion du tou- risme intérieur. Il faut d’abord bien distinguer les termes : le tourisme interne concerne uniquement les nationaux qui voyagent à l’inté- rieur de leur pays. Le tourisme in- térieur, quant à lui, englobe éga- lement le tourisme récepteur, c’est-à-dire les visiteurs étrangers qui se déplacent à l’intérieur du pays. Cette distinction est essen- tielle. Le tourisme national se dé- ploie à travers les déplacements des Sénégalais dans le pays. Le tourisme intérieur, lui, englobe tous les flux — nationaux, rési- dents et visiteurs étrangers — qui circulent dans les différentes ré- gions du Sénégal. C’est ce que nous appelons aujourd’hui la ter- ritorialisation du tourisme, afin de favoriser l’impact économique dans les pôles territoriaux.
Les Sénégalais connaissent-ils vraiment leur pays ?
On entend souvent dire que « les Sénégalais ne voyagent pas », qu’ils ne connaissent pas leur propre pays. Mais cette affirmation repose rarement sur des données concrètes. C’est pourquoi, à l’Aspt, nous avons lancé une étude sur l’impact réel du tourisme national, notamment à travers la reprise des statistiques touristiques, qui n’ont pas été actualisées depuis 2019. Depuis la Covid-19, la réalité a beaucoup changé. Ce sont les Sé- négalais et les résidents qui rem- plissent les hôtels de l’intérieur, qui organisent des circuits, des sé- jours. Il y a une vraie dynamique.
Donc, selon vous la Covid a été un tournant pour le tourisme in- terne ?
Absolument. La Covid a été un déclic. Les restrictions de voyage, les risques sanitaires, les confine- ments ont poussé les Sénégalais à se tourner vers leur propre pays. Et en même temps, une classe moyenne a émergé : médecins, enseignants, chefs d’entreprise, startuppers… Ces personnes avaient l’habitude de voyager à l’étranger, mais se sont retrouvées à devoir explorer leur propre ter- ritoire. Cela a créé un engoue- ment. De fil en aiguille, le bouche- à-oreille a fonctionné. Les Sénégalais ont commencé à dé- couvrir l’ « autre Sénégal ».
Il n’empêche, on n’a pas l’im- pression que le tourisme interne est si développé que cela. Quels sont alors les obstacles à son plein essor ?
Le premier facteur bloquant, c’est le transport et l’accès aux sites. Prenons l’exemple de Kédougou
: la desserte aérienne est quasi inexistante. En voiture, c’est 10 heures de route, difficilement fai- sables sur un week-end (Vsd). Il n’y a pas de transport collectif confortable, ni d’aires de repos aménagées. La chaleur, les longues distances, l’état des routes, l’absence de services sur le trajet : tout cela décourage le voyageur. De plus, le parc auto- mobile n’est pas toujours mo- derne, ce qui augmente les risques d’accidents, de pannes, et donc les coûts. Côté avion, l’offre est très limitée : l’armée dessert Tamba ou Kédougou, mais ce
n’est pas viable pour le tourisme. C’est la même chose pour le sud du pays. La Casamance est mal desservie. Le bateau Aline Sitoé Diatta n’est pas toujours fiable. Il y a l’avion (Air Sénégal, Transair), mais les vols sont rares, et beau- coup estiment qu’ils sont trop chers. Et même après l’arrivée à Ziguinchor, il faut encore prendre la route pour atteindre d’autres points d’intérêt, parfois sur des routes dégradées. À Saint-Louis, malgré un aéroport flambant neuf, l’exploitation reste timide. Les vols ne sont pas réguliers, et la route reste difficile. Bref, le prin- cipal obstacle, c’est l’accessibilité.
Mais on ne peut pas évoquer les mêmes obstacles pour les zones touristiques classiques comme Dakar et Saly, etc…
Même dans ces zones, le transport reste un problème. Les embou- teillages sont un facteur découra- geant. Un retour de Saly à Dakar un dimanche peut facilement durer deux heures, voire plus. S’agissant de l’hébergement, cer- tains trouvent les prix élevés. Mais cette cherté s’explique en partie par le coût de l’électricité. Pour éviter de faire face aux coupures fréquentes, les hôtels doivent in- vestir dans des groupes électro- gènes ou des sources d’énergie al- ternatives.
L’accès à l’eau : Pas toujours continu. Cela entraîne des inves- tissements pour le stockage, la ges- tion de la piscine, etc. L’approvi- sionnement : beaucoup de produits ou intrants ne sont pas disponibles localement. La main- d’œuvre technique : Pour faire
fonctionner tout cela, il faut du personnel formé, ce qui engendre des coûts.
Le Sénégalais moyen consomme-t-il vraiment le pro- duit touristique ?
Pas assez. Il y a encore une sous- culture touristique : peu de consommation d’extras (restau- rant, bar, excursions). Et le revenu moyen reste faible. L’hôtelier sup- porte donc seul des coûts fixes élevés, pour une rentabilité sou- vent limitée. Il faut aussi rappeler que le tourisme ne se limite pas à l’hébergement : il y a les circuits, les animations, les excursions. Et cela demande des investissements.
Y a-t-il des initiatives en cours pour améliorer l’offre ?
Oui. À l’Aspt, nous avons signé un partenariat avec Dakar Dem Dikk pour promouvoir des cir- cuits en Vsd (vendredi-samedi-di- manche) dans des zones proches comme Saint-Louis, le delta du Saloum, Kaolack, Touba- couta…Mais pour cela, les voya- gistes locaux doivent s’organiser, retravailler les circuits, offrir des produits attractifs et abordables.
Pourquoi le Maroc est-il souvent cité comme modèle en matière de compétitivité touristique? Peut-on le comparer avec le Sé- négal ?
C’est une comparaison fréquente, mais injuste. Le Maroc a fait du tourisme une priorité nationale, avec des investissements massifs, des stratégies claires et une forte implication de l’État. Ce n’est pas encore le cas au Sénégal. Même
en Casamance, déclarée zone prioritaire, des problèmes persis- tent, notamment l’insécurité ré- siduelle.
Quelles solutions concrètes pour rendre le tourisme plus acces- sible aux Sénégalais ?
Il faut que l’État s’implique da- vantage. Puisque le tourisme a été identifié comme levier de déve- loppement, il faut une stratégie nationale de développement du tourisme intérieur ; un accompa- gnement ciblé des investissements touristiques ; des mesures incita- tives pour les promoteurs locaux
; une stratégie de branding natio- nal ambitieuse ; un benchmark des bonnes pratiques ailleurs. Pre- nons l’exemple du Rwanda. Ils ont misé sur le marketing territo- rial. Aujourd’hui, ils accueillent plus de 40 conférences interna- tionales par an, contre une dou- zaine pour le Sénégal, alors que nous avons plus d’infrastructures et de potentiel. Ce qu’il manque
? Une volonté politique ferme, une culture de consommation touristique, et une production d’offres diversifiées. Le jour où les nationaux s’approprieront le tourisme, les prix baisseront na- turellement par l’effet de la concurrence. En effet, Le Sénégal a tout le potentiel touristique né- cessaire. Il faut maintenant lever les freins structurels (transport, accessibilité, énergie, fiscalité) et stimuler la demande nationale. Le tourisme peut devenir un vé- ritable moteur de croissance en- dogène, mais cela demande une vision claire, partagée et portée au plus haut niveau.